“La Trompette de Deya”
(extraits)

Par Mario Vargas Llosa

 

à Aurora Benárdez

 

Préface aux Nouvelles (1945-1982) de Julio Cortazar (NRF Gallimard, 1994) Traduit par Albert Bensoussan.

 

“...Écrire, pour Julio Cortazar, c’était jouer, s’amuser, organiser la vie - les mots, les idées - avec l’arbitraire, la liberté, la fantaisie et l’irresponsabilité qu’y manifestent les enfants ou les fous. Mais, en jouant de la sorte, l’œuvre de Cortazar a ouvert des portes inédites, elle a réussi à mettre au jour des fonds inconnus de la condition humaine et à flirter avec la transcendance, ce qu’il ne s’était sûrement jamais proposé. Ce n’est pas par hasard - ou plutôt si, mais au sens et sur le mode décrits dans “62 Maquette à monter” (basé sur le chapitre 62 de Marelle) - que le plus ambitieux de ses romans a pour titre Marelle, un jeu d’enfants. Marelle, publié en 1963, fit l’effet d’un tremblement de terre dans le monde hispanophone. Ce roman ébranla les fondations de nos convictions ou nos préjugés d’écrivains et de lecteurs sur les moyens et les fins de l’art du roman et élargit les frontières du genre jusqu’à d’impensables limites. Grâce à Marelle, nous apprîmes qu’écrire était une manière géniale de s’amuser, qu’il était possible d’explorer les secrets du monde et du langage de la plus agréable des façons, et qu’en jouant on pouvait sonder de mystérieuses strates de la vie interdites à la connaissance rationnelle et à l’intelligence logique, des gouffres de l’expérience sur lesquels personne ne peut se pencher sans risques graves, comme la mort et la folie. Dans Marelle, raison et déraison, songe et veille, objectivité et subjectivité, histoire et imagination ne s’excluaient plus mutuellement, leurs frontières s’éclipsaient, ils cessaient d’être antinomiques pour se fondre en une seule réalité que certains êtres privilégiés tels que la Sibylle et Oliveira, et les célèbres piantados (Terme d’argot des bas-fonds de Buenos Aires. Désigne les non-conformistes extravagants et un peu "fêlés") des livres futurs, pouvaient parcourir librement. À côté de la notion de jeu, celle de liberté est indispensable quand on parle de Marelle et de toutes les fictions de Cortazar. Liberté de violer les normes établies de l’écriture et des structures narratives, de remplacer l’ordre conventionnel du récit par un ordre souterrain qui a le visage du désordre, de révolutionner le point de vue du narrateur, le temps du récit, la psychologie des personnages, l’organisation spatiale de l’histoire, son enchaînement. La terrible incertitude qui, au long du roman, s’empare d’Horacio Oliveira face au monde (et le confine de plus en plus en un refuge mental), voilà l’impression ressentie par le lecteur de Marelle au fur et à mesure qu’il pénètre dans ce labyrinthe et se laisse dérouter par le narrateur machiavélique dans les détours et les ramifications de l’anecdote. Rien ici n’est reconnaissable et sûr : ni la route, ni les sens, ni les symboles, raconte-t-on ? Pourquoi n’en finis-je pas de tout comprendre ? S’agit-il de quelque chose de si mystérieux, de si complexe qu’il est insaisissable ou d’un canular monumental ? Les deux. Dans Marelle et dans maints récits de Cortazar, la blague, la farce et l’illusionnisme de salon, comme les ombres chinoises-que certains virtuoses animent de leurs mains ou les monnaies qui disparaissent entre les doigts pour réapparaître derrière les oreilles ou au bout du nez, sont souvent là, mais aussi maintes fois (comme dans ces fameux épisodes absurdes de Marelle intervient la pianiste Berthe Trépat, à Paris, où celui de cette planche dans le vide où Talila fait de l’équilibre à Buenos Aires) subtilement transmués en descente aux sous-sols du comportement, à ses lointaines sources irrationnelles, à un fond immuable -magique, barbare, cérémonial- de l’expérience humaine, sous-jacent à la civilisation rationnelle et, dans certaines circonstances, projeté en elle et la détruisant. ...Pourtant la limpidité du style nous trompe bien des fois en nous faisant croire que le contenu de ces histoires est aussi diaphane, sans ombres. Il s’agit d’un autre escamotage. Car, en vérité, ce monde est chargé de violence; la souffrance, l’angoisse, la peur harcèlent sans cesse ses habitants qui, souvent, pour échapper à leur condition insupportable, se réfugient (comme Horacio Oliveira) dans la folie ou quelque chose qui y ressemble. Depuis Marelle, les fous occupent une place centrale dans l’œuvre de Cortazar. Mais la folie s’y manifeste de façon trompeuse, sans les habituels éclats de menace ou de tragédie, mais plutôt comme un excès souriant, voire tendre, manifestation de l’absurdité essentielle de ce monde sous ses masques de rationalité et de bon sens. Les piantados de Cortazar sont attachants et presque toujours inoffensifs, êtres obsédés par d’extravagants projets linguistiques, littéraires, sociaux, politiques, éthiques pour, comme Ceferino Piriz, réordonner et reclasser l’existence selon des nomenclatures délirantes. Ses extravagances laissent toujours entrevoir, dans l’intervalle, quelque chose qui les rachète et les justifie : insatisfaction devant l’existence, quête confuse d’une autre vie, plus imprévisible et plus poétique (parfois cauchemardesque) que celle où nous sommes confinés. Tout à la fois un peu enfants, rêveurs, plaisantins et acteurs, les piantados de Cortazar arborent une vulnérabilité et une sorte d’intégrité morale qui, en même temps qu’elles éveillent chez nous une inexplicable solidarité, nous font entrer dans la peau d’accusés. Marelle stimula les audaces formelles chez les nouveaux écrivains hispano-américains comme peu d’œuvres antérieures ou postérieures, mais il serait injuste de le qualifier de roman expérimental. Cette appellation dégage un relent abstrait et prétentieux, suggère un monde d éprouvettes, de cornues et de tableaux noirs couverts de calculs algébriques, quelque chose de désincarné, de dissocié de la vie immédiate, du désir et du plaisir. Marelle exsude la vie par tous ses pores, c’est une explosion de fraîcheur et de mouvement, d’exaltation et d’irrévérence juvéniles, un éclat de rire tonitruant à la face de ces écrivains qui, comme avait coutume de dire Cortazar, mettent une chemise et une cravate pour écrire. Il écrivait toujours en bras de chemise, avec la désinvolture et la joie de celui qui s’assoit à table pour jouir d’un repas fait maison ou écouter son disque favori dans l’intimité du foyer. Marelle nous a appris que le rire n’était pas l’ennemi du sérieux, et tout ce que l’effort expérimental peut comporter d’illusoire et de ridicule quand il se prend trop au sérieux. De même que d’une certaine façon le marquis de Sade épuisa d’avance tous les excès possibles de la cruauté sexuelle, en la poussant dans ses romans à des extrémités exhaustives, Marelle représenta une sorte d’apothéose du jeu formel après lequel tout roman expérimental naissait déjà vieux et rabâché. C’est pourquoi, comme Borges, Cortazar a eu d’innombrables imitateurs, mais aucun disciple...”

 

 

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