Cortázar parle de l'exil

 

 

Dépasser cette étape négative est, pour les intellectuels, non seulement une possibilité, mais une obligation. Accepter la règle du jeu imposée par l’adversaire, c’est lui concéder un double triomphe: s’être débarrassé de la présence physique des opposants et les avoir annihilés sur le plan spirituel, dans leur travail d’artistes, de scientifiques, d’écrivains.

Et si les exilés décidaient à leur tour de considérer comme positif leur exil ? Tout en sachant que je suis sur la pente dangereuse du paradoxe, je crois qu’un tel choix correspond à une prise de réalité parfaitement valable. C’est pourquoi je lance cet appel à une distanciation expresse, qui prendrait appui, entre autres, sur le sens de l’humour, de cet humour qui, tout au long de l’histoire, a permis de véhiculer des idées et une praxis qui, à défaut, paraîtraient folie ou délire.

Je me réfère encore une fois à mon expérience personnelle: mon récent exil culturel qui a coupé net le pont avec mes compatriotes en tant que lecteurs et critiques, n’a pas été pour moi un traumatisme négatif. Si ceux qui m’ont ainsi fermé les portes de mon pays croient avoir parachevé mon exil, ils se trompent du tout au tout.

En réalité, ils m’ont donné une bourse à plein temps, pour que je me consacre plus que jamais à mon travail, car ma riposte à ce fascisme culturel est et sera de multiplier mes efforts aux côtés de tous ceux qui luttent pour la libération de mon pays. Exilés, oui. Point.

Ecrivains exilés, certes, mais en mettant l’accent sur "écrivains".

Les dictatures latino-américaines n’ont pas d’écrivains, mais seulement des scribes: ne devenons pas, nous, les scribes de l’amertume, de la rancœur, de la mélancolie.

Contre l’autocompassion il est préférable de prétendre —aussi dément que cela puisse paraître—que les véritables exilés sont les régimes fascistes de notre continent, exilés de l’authentique réalité nationale, de la justice sociale, exilés de la joie et de la paix.

A propos de démence: comme l’humour, elle représente une façon de faire éclater les stéréotypes et d’ouvrir un chemin positif, introuvable si nous continuons à nous plier aux règles du jeu froides et sensées qui sont celles de l’ennemi.

Ce "fou" d’Hamlet finit par avoir raison du système despotique qui étouffait le Danemark : ne l’oublions pas.

Ce genre d’offensive intellectuelle exige de l’imagination, de l’invention, de l’humour et même un semblant de folie, mais est doublement efficace : si le travail intellectuel des exilés se fraye un chemin dans nos pays (et c’est toujours possible, même s’il ne touche que des minorités, à travers les circuits privés), il a aussi un impact dans leurs pays d’accueil et contribue à y développer la solidarité avec notre cause.

Mais pour cela, il nous faut rompre avec le répertoire habituel de la terminologie de l’exil et procéder à un retour sur nous-mêmes, où chacun se voit de nouveau, se voit nouveau. La prise de réalité dont je parlais ne sera possible qu’au prix d’une autocritique qui nous arrache une bonne fois certains des voiles qui nous aveuglent.

Tout écrivain honnête admettra que le déracinement mène à cette révision de soi-même. Contraignante et brutale, elle a les mêmes effets que le fameux "voyage en Europe" de nos grands-parents et parents.

Certes, il s’agissait alors d’un choix volontaire et agréable—c’était le mirage de l’Europe en tant que catalyseur de forces et de talents encore embryonnaires. Le voyage qui menait un Chilien ou un Argentin à Paris, à Rome ou à Londres était initiatique, on était dès lors sacré chevalier, on accédait au Saint-Graal du savoir de l’Occident.

Heureusement, nous échappons de plus en plus à cette attitude de colonisés mentaux qui pouvait se justifier en d’autres temps, mais que l’ubiquité culturelle offerte par les mass media ou les happy few media rend anachronique.

Et pourtant, il subsiste une analogie entre le merveilleux voyage culturel de jadis et l’expulsion implacable de l’exi l: la possibilité précisément de cette révision de nous-mêmes en tant qu’écrivains arrachés à notre milieu.

Il ne s’agit plus d’apprendre de l’Europe, mais de nous pencher sur nous- mêmes en tant qu’individus appartenant à un peuple d’Amérique latine et de chercher pourquoi nous perdrons les batailles, pourquoi nous sommes exilés, pourquoi nous vivons mal dans nos pays, pourquoi nous ne savons, ni gouverner, ni renverser les mauvais gouvernements, pourquoi nous avons tendance à surestimer nos aptitudes afin de masquer nos incapacités.

Le premier devoir de l’intellectuel exilé devrait être de se mettre à nu devant le pénible miroir qu’est la solitude dans un hôtel à l’étranger et là, sans l’alibi facile du localisme et du manque de termes de comparaison, essayer de se voir tel qu’il est.

 

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