Un extrait de "marelle"
La lettre de Sibylle à son enfant : " Bébé Rocamadour, bébé, mon bébé. Rocamadour. Rocamadour, je sais que c'est comme un miroir. Tu es en train de dormir ou de regarder tes pieds. Et moi ici, je tiens un miroir et je crois que c'est toi. Mais je ne le crois pas, je t'écris parce que tu ne sais pas lire. Si tu savais lire, je ne t'écrirais pas, ou je t'écrirais des choses importantes. Un jour viendra où je serai obligée de t'écrire d'être sage et de bien te couvrir. Cela me paraît incroyable, Rocamadour, qu'un jour. Cette fois je t'écris simplement sur le miroir, de temps en temps, il faut que j'essuie mon doigt parce qu'il se mouille de larmes. Pourquoi, Rocamadour ? Je ne suis pas triste, pourtant. Ta maman est une bécasse [...] Tu sais, Madame Irène n'est pas contente que tu sois si beau si gai, si brailleur, si pisseur. Elle dit que tout va très bien et que tu es un enfant délicieux mais tout en parlant elle cache ses mains dans les poches de son tablier comme font certains animaux méchants et ça, ça me fait peur, Rocamadour.
Quand je l'ai dit à Horacio, il a beaucoup ri, mais il ne peut savoir ce que je ressens, et bien qu'il n'y ait pas d'animal méchant qui cache ses mains, je sens que, je ne sais pas ce que je sens, je ne peux pas l'expliquer. Rocamadour, si seulement je pouvais lire dans tes petits yeux tout ce qui s'est passé pendant ces quinze jours, heure par heure. Je crois que je vais chercher une autre nourrice, même si ça doit rendre Horacio furieux et s'il doit me traiter de ... mais ça ne t'intéresse pas ce qu'il peut dire de moi. Une autre nourrice qui parle moins, ça me serait égal qu'elle dise que tu es vilain, que tu pleures la nuit, que tu ne veux pas manger, cela me serait égal si je sens, quand elle me le dit qu'elle n'est pas méchante, qu'elle ne dit pas quelque chose qui puisse te faire du mal. Tout est bien étrange, Rocamadour ; moi, par exemple, j'aime dire ton nom, et l'écrire, il me semble chaque fois que je touche le bout de ton nez et que tu ris, Madame Irène, par contre ne t'appelle jamais par ton nom, elle dit toujours l'enfant, tu te rends compte, elle ne dit même pas le gosse, elle dit l'enfant, c'est comme si elle mettait des gants de caoutchouc pour parler, elle en a peut-être, et c'est pour cela qu'elle cache ses mains dans ses poches et qu'elle dit que tu es si beau et si sage. Il y a une chose, Rocamadour, qui s'appelle le temps, c'est comme un bête qui marche et qui marche, je ne peux pas t'expliquer parce que tu es trop petit mais je veux dire qu'Horacio va arriver bientôt. Est-ce que je lui laisse lire ma lettre pour qu'il te dise quelque chose, lui aussi ? Non, moi non plus je n'aimerais pas que quelqu'un d'autre lise une lettre qui n'était que pour moi. Un secret entre nous deux, Rocamadour.
Je ne pleure plus, je suis contente, mais c'est si difficile de comprendre les choses, j'ai besoin de tant de temps pour comprendre un peu ce qu'Horacio et les autres comprennent tout de suite, mais eux qui comprennent tout si bien, ils ne peuvent pas nous comprendre toi et moi, ils ne comprennent pas que je ne peux pas te garder avec moi, te donner à manger, changer tes langes, te faire dormir ou jouer, ils ne comprennent pas et au fond, peu leur importe et moi, à qui cela importe tellement, je sais seulement que je ne peux pas t'avoir avec moi, que c'est mauvais pour tous les deux, qu'il me faut être seule avec Horacio, en l'aidant, pour combien de temps, à chercher ce qu'il cherche, et que tu chercheras, toi aussi, Rocamadour, parce que tu seras un homme et que tu chercheras aussi comme un grand idiot. C'est ainsi, Rocamadour [...] Je ne pourrais pas t'avoir ici, Rocamadour, tu ne tiendrais nulle part, bien que tu sois tout petit, tu te cognerais aux murs. Quand je pense à ça, je me mets à pleurer, Horacio ne comprends pas, il croit que je suis mauvaise, que je fais mal de ne pas te prendre avec moi, bien que je sache que je ne te supporterais pas longtemps. Personne ne se supporte longtemps ici, pas même toi et moi, il faut vivre en se combattant, c'est la loi, la seule façon qui vaille la peine mais ça fait mal, Rocamadour, et c'est sale et amer, tu n'aimerais pas ça, toi, toi qui vois parfois les petits agneaux dans les prés ou qui entends les oiseaux perchés sur la girouette de la maison.
Horacio me traite de sentimentale, me traite de matérialiste, me traite de tout parce que je ne t'amène pas ou parce que je veux t'amener, parce que j'y renonce, parce que je veux aller te voir, parce que je comprends soudain que je ne peux pas y aller, parce que je suis capable de marcher une heure sous la pluie pour aller voir Le Cuirassé Potemkine dans un quartier que je ne connais pas, et je n'y renoncerais pour rien au monde, Rocamadour, parce que le monde n'a plus d'importance si on n'a pas la force de choisir soudain une chose qui vaille la peine, si on est rangé comme un tiroir de commode, si on te met toi d'un côté, le dimanche de l'autre, l'amour maternel, le jouet neuf, la gare Montparnasse, le train, la visite qu'il faut faire. Je n'ai pas envie d'y aller, Rocamadour, et tu sais que c'est bien ainsi et tu n'es pas triste. Horacio a raison, je ne pense plus du tout à toi, parfois, et je crois que tu m'en seras reconnaissant un jour quand tu comprendras, quand tu verras que ça valait la peine que je sois comme je suis.
Mais je pleure quand même, Rocamadour, et je t'écris cette lettre parce que je ne sais pas, parce que je me trompe peut-être, parce que je suis peut-être mauvaise, ou peut-être malade ou un peu idiote, pas beaucoup, un peu seulement mais c'est terrible ça, la seule idée me donne la colique, me fait rentrer la tête dans les épaules, je vais éclater si je ne me lève pas, et je t'aime tant, Rocamadour, bébé Rocamadour, petite dent, grain de riz, je t'aime tant, nez en sucre, petit arbre, petit cheval de bois... Cortazar - Marelle [32] , trad. Laure Guille-Bataillon - Gallimard |
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Julio Cortazar écrit sur l'exil